Debussy et la Rhapsodie pour clarinette
Qu'est-ce qu'une rhapsodie ?
Ce sont des morceaux détachés des poèmes d'Homère que chantaient les rhapsodes, nom que les Grecs donnaient à ceux qui allaient de ville en ville réciter les chants des poètes.
La rhapsodie est un ouvrage fait de pièces, de morceaux, de parties disparates. C'est un discours intermittent, spasmodique, à l'allure changeante. Elle oscille sans cesse : tantôt elle s'attarde, tantôt elle s'emballe frénétiquement, allant jusqu'à l'exaltation.
La Rhapsodie pour clarinette de Debussy est séduisante, capricieuse, poétique. Les divers registres de l'instrument se trouvent exploités dans toutes ses ressources sonores et expressives. Cette pièce fait alterner rêverie et enjouement avec une liberté et une poésie enchanteresse. De la Rhapsodie, Debussy disait : « Ce morceau est certainement un des plus aimables que j'aie jamais écrits. » Pierre Boulez s'étonnait encore de trouver dans un morceau de concours tant de grâce et de poésie. Mais il ne faut pas s'y tromper, elle réclame au-delà d'une apparente simplicité technique une parfaite maîtrise de l'instrument.
Histoire de la Rhapsodie
Du répertoire français, c'est la plus belle œuvre pour clarinette, véritable kaléidoscope aux mille facettes sonores. Ce morceau de concours est dédié à Prosper Mimart (1859-1928) en témoignage de sympathie. Mimart fut l'élève de Cyrille Rose. Il fut soliste chez Pasdeloup, Lamoureux, à l'Opéra Comique, puis à la Société des concerts du Conservatoire, et professeur de clarinette au Conservatoire de Paris de 1905 à 1918.
On lui doit une Méthode nouvelle de clarinette théorique et pratique trop peu connue à mon avis (éditions Enoch). C'est à lui également que l'on doit l'article sur la clarinette dans la fameuse Encyclopédie de la Musique et Dictionnaire du Conservatoire dirigée par Lavignac.
La première audition de la Rhapsodie eut lieu à la Société musicale indépendante salle Gaveau le 16 janvier 1911 par Prosper Mimart, avec Krieger au piano. L'œuvre fut orchestrée au mois d'août 1910 et d'abord jouée en Russie ; puis aux Concerts Pasdeloup le 3 mai 1919 par Gaston Hamelin, fantastique pédagogue, qui fut soliste au Boston Symphony puis à l'Orchestre National.
La conception sonore de Debussy
Le son, à l'état pur, est un élément créateur dans sa structure musicale, au même titre que la mélodie, le rythme, l'harmonie. Il existe chez Debussy une sensibilité exceptionnelle aux timbres des instruments, une manière infaillible de les renouveler et d'utiliser les résonances des sons. Il obtient ainsi les effets les plus envoûtants. Le goût de la sonorité est une des marques distinctives de la musique française. Claude Debussy parle de la mise en place sonore ; en 1915, il écrit : « Nous en sommes encore à la marche d'harmonies et rares sont ceux à qui suffit la Beauté du son ». Il allège l'orchestre au maximum dans la plupart de ses œuvres ; il accorde une priorité aux bois : flûtes, hautbois, clarinettes, bassons, et retire la suprématie aux cuivres en leur faisant mettre le plus souvent la sourdine. Il divise volontiers le quatuor à cordes.
Debussy se lamentait en constatant que les musiciens de l'époque ne savaient pas “décomposer” le son. Par exemple, dans Pelléas et Mélisande, le sixième violon est aussi important que le premier. « Je m'efforce d'employer, disait-il, chaque timbre à l'état de pureté. » Il ajoutait : « Wagner est allé trop loin », et comparait sa musique à un mastic multicolore étendu presque uniformément dans lequel il ne distinguait plus le son d'un violon de celui d'un trombone. Il parlera d'une réforme générale de la disposition traditionnelle de l'orchestre sur l'estrade : « Les cordes ne doivent pas faire barrière mais cercle autour des autres, afin que l'intervention de la petite harmonie et harmonie soit autre chose que la chute d'un “paquet”. »
Aujourd'hui, le problème reste posé. Il est bien souvent impossible de se faire entendre dans un solo d'orchestre à moins de forcer les sons. Il y a actuellement une tendance à jouer de plus en plus fort, ce qui est totalement anormal pour la beauté du son et pour la justesse. Dans un grand orchestre, il faudrait toujours penser à faire de la musique de chambre, entendre toutes les sections. Debussy n'abuse jamais du forte. Il pratique davantage le pianissimo et le piano. Dans Jeux, 557 mesures sur 709 sont écrites dans des nuances très douces. On peut donc dire que Debussy a réduit la “dynamique” en musique. Dans la Rhapsodie pour clarinette, sur 206 mesures écrites, il doit y en avoir une trentaine dans une nuance forte.
Quelques repères…Nous pouvons distinguer dans la vie musicale de Claude Debussy trois périodes :
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Son style
Debussy nous dit :
« J'ai laissé parler ma nature et mon tempérament ; j'ai surtout cherché à être français. Les Français oublient trop facilement les qualités de clarté et d'élégance qui leur sont propres, pour se laisser influencer par les longueurs et la lourdesse germaniques. Et pourtant, nous avions une tradition française faite de tendresse délicate et charmante. À la profondeur allemande on peut regretter tout de même que la musique française ait suivi pendant trop longtemps des chemins qui l'éloignaient perfidement de cette clarté dans l'expression : ce précis, ce ramassé dans la forme, qualités particulières et significatives du génie français ! Aujourd'hui, nous n'osons presque plus avoir de l'esprit, craignant de manquer de grandeur. »
Analyse et interprétation de l'œuvre
J'ai consulté les manuscrits de la Rhapsodie à la Bibliothèque Nationale. Il existe deux manuscrits : l'un pour clarinette et piano, écrit de fin décembre 1909 à janvier 1910 (D et F 7636) ; l'autre pour clarinette et orchestre, écrit et orchestré après le concours de fin d'année, et édité en 1911 (D et F 8280). Visiblement les deux manuscrits sont très différents. Toutes les suppositions restent possibles :
- Concertation entre le professeur Prosper Mimart et le compositeur pour des problèmes de technique instrumentale ;
- Changement voulu par le compositeur ;
- Par contre, il y a à certains endroits des corrections difficilement explicables. La partition des éditions Durand (Rhapsodie - Musique : Claude Debussy © 1919 éd. Durand) est tout à fait conforme aux manuscrits. Et pourtant ! Mystère de la tradition orale ?
L'introduction est de huit mesures. Celle-ci est suspendue dans l'espace et le temps, dans une nuance diaphane. Debussy indique « Rêveusement lent… ». On pourrait très bien dire : “Dans une brume doucement sonore”, “De l'aube à midi sur la mer”… D'ailleurs, je trouve que cette Rhapsodie a quelque ressemblance avec le triptyque symphonique La Mer (1905). En parlant de cette introduction, Vladimir Jankelevitch nous dit : « Parfois des préliminaires retardent l'installation d'un développement qui serait sur le point de démarrer, mais qui est étrangement lent à se décider, à hésiter, à étonner. » Les triples croches de ce début seront jouées dans une nuance douce, sans heurt ni nervosité, comme une improvisation (cf. Prélude à l'Après-midi d'un Faune, Jeux).
Le tempo de la noire est 50. Debussy a indiqué dans bon nombre de ses œuvres des mouvements métronomiques, afin que l'on observe le tempo qu'il souhaitait, et pourtant n'avait-il pas dit que le mouvement métronomique durait l'espace d'une mesure comme “les roses l'espace d'un matin”. Arrivent alors les deux mesures en triolets avec le chiffre 1. C'est le mouvement de l'eau. Un léger balancement et la phrase s'installe, douce et pénétrante. C'est l'aube. Tout est calme, presque silencieux, dans la brume matinale (1er thème). Un temps avant 2, le Si revêt une signification particulière. Le premier rayon de soleil vient de poindre, le mouvement s'anime, tout s'éveille. Une douce luminosité apparaît (2e thème). Sur la 6e et 8e mesure de 2, les arpèges en mouvement ascendant lustrent le scintillement de la lumière sur l'eau ; le discours musical se fait plus pressant, comme une guirlande lumineuse, courant furtivement sur les vagues. Cette soudaine cadence est une véritable fuite en avant que l'on trouve très souvent dans la musique de Debussy. Beaucoup d'articulations, de petites notes, des trilles. Tout cela avec finesse et élégance. Le tempo est « le double plus vite » par rapport au poco mosso qui se joue à 72 à la noire environ.
Les quatre mesures avant 3 nous permettront de revenir sur cette sereine et magnifique phrase, mais à l'octave supérieure (1er thème), avec 4 trilles assez marqués accompagnés d'accords parallèles (cloches de la Cathédrale engloutie). La montée en triples croches se fera dans un style harpistique, comme le doigt d'une fée glissant sur les cordes. Il n'y aura aucune préparation ni terminaison, la Do blanche du chiffre 3 étant l'aboutissement. Cette phrase (1er thème) sera ornée de magnifiques arabesques, symboles sonores de la ligne courbe. Nous voilà maintenant sur “le double plus vite”, c'est-à-dire le double du “rêveusement lent” (100 à la noire). L'ambiance devient menaçante - tout est mouvance et agitation. Je parlais plus haut de “kaléidoscope sonore”. Debussy expose ces thèmes l'espace d'un instant - ici 13 mesures - les quatre dernières nous ramenant déjà dans un climat plus apaisant, plus flexible (3e thème). Les articulations auront une grande importance. Il faut respecter avec rigueur les nuances, les points, les accents, les tirets, les trilles. Ce “modérément animé” s'interprète mesure par mesure. On retrouve là l'antiwagnérisme de Debussy. Ici tout est distinct, court, délicat, précieux. Après une série de trilles ascendants, il ré-expose le deuxième thème.
La deuxième partie de cette Rhapsodie commence au chiffre 6 : réexposition du 3e thème sans fioriture, mais avec vigueur et assurance. Sur la 3e et 4e mesure de 6, Debussy en profite pour annoncer le 4e thème scherzando. C'est un dialogue entre la clarinette et le piano. Le 3e tempo de ces mesures étant un tempo faible, il se fera sans attaque, comme un relais ; sur la 7e mesure de 6, en l'espace de 2 mesures, il place un 5e thème, que nous retrouvons à l'extrême fin (chiffre 12).
Le scherzando (“badin et léger”), si l'on respecte la pensée du compositeur, doit rester dans le même tempo, c'est-à-dire “modérément animé” (72 à la noire). Cette indication métronomique me semble un peu lente, mais je crois par contre qu'actuellement il y a une tendance à le jouer trop rapidement. 104 à la noire serait raisonnable et très musical, car ce thème doit être hésitant, craintif. D'ailleurs la seconde majeure du piano qui accompagne cet endroit est menaçante, je dirais même grinçante. Ce thème s'affirme peu à peu pour être repris à l'octave supérieure. Pensant certainement au morceau de concours qu'il écrivait, Debussy nous glisse par deux fois un trait de quarte “assez vicieux”. Puis, pour se faire pardonner, il nous fait grâce d'une mélodie pleine de charme et de tendresse (rappel du 2e thème), laquelle délicatement nous amène vers le “doux et pénétrant” du début (1er thème) avec un éclairage différent : d'abord sombre, puis s'ouvrant en éventail avec les sextolets du piano.
Tout s'illumine par les appels de trilles dans un tempo animé au chiffre 10. Les arabesques enfièvrent et emballent le tempo. Celles-ci créent un climat de fuite panique. Pour Jankelevitch : « C'est le vent de la panique qui souffle, l'ouragan emporte tout, tempo et tonalité dans sa tornade. Le thème du scherzo cédant à l'énervement d'un accelerando vertigineux et précipite furieusement son rythme de galopade. La tonalité elle-même tombe dans le chromatisme. La mélodieuse Rhapsodie dissonne, haletante, se met à grincer et finit en déroute. »
Soliste de renommée internationale, anciennement professeur au CNSM de Paris et conseiller acoustique chez Henri SELMER Paris, Guy Dangain a obtenu le prix du disque français pour son interprétation de la Rhapsodie de Debussy avec l'Orchestre National de France. En savoir plus sur Guy Dangain |